• Ce que j'ai vu

    Habitant la Goutte d'Or, j'ai assisté, comme de nombreux autres riverains, au développement du campement de fortune du pont Saint-Ange sur le boulevard de la Chapelle. Les conditions de vie y étaient déplorables, il a fallu attendre de nombreux mois avant que des sanitaires mobiles soient posés et qu'une collecte hebdomadaire des ordures soit assurée. Ce camp n'était pas acceptable pour les personnes contraintes à trouver refuge ici, mais c'était là un point où les solidarités entre migrants pouvaient fonctionner et où les associations humanitaires pouvaient leur venir en aide. Je l'ai vu aussi se développer de manière exponentielle au printemps 2015, répercussion logique de l'arrivée massive sur les rives méditerranéennes de l'Europe de réfugié-e-s fuyant la guerre et les persécutions dans leur pays.

    Le matin du lundi 2 juin 2015, j'ai assisté au démantèlement du camp. J'y ai vu les cars emmener les migrants vers des solutions d'hébergement qui devaient mettre fin à leur calvaire. Tout cela devait se faire "avec humanité", nous disait-on.

    Je me passionne pour l'histoire de mon quartier et m'y promène souvent, appareil photo en main. Ce jour là, j'avais mon appareil, mais je n'ai pris aucune photo, cela me paraissait indécent, et plusieurs médias étaient là pour en rendre compte, à quoi bon ?

    Mais le même jour,  j'ai aussi vu les migrants "oubliés" de l'opération qui regardaient la destruction du camp et de leurs effets personnels et quelques fois de leurs papiers. J'ai vu le soir-même des dizaines de migrants errant autours de la place de la Chapelle à la recherche d'une solution pour passer la nuit. J'ai vu une jeune femme avec son bébé dans les bras assise sur le trottoir le long du square de Jessaint clos, une mère qui s'apprêtait à passer la nuit dehors, n'ayant même plus une tente de fortune pour s'abriter avec son enfant.

    Dans les médias, tout le monde commentait l'opération du matin, s'en félicitait et… rien. Pas un mot sur tous les "oubliés de la Chapelle". L'ancien camp, à présent clôturé et gardé par des vigiles et des chiens, ayant disparu, les migrants de la Chapelle aussi. Pourtant nous étions qu'au début d'une longue et harassante errance pour les "migrants de la Chapelle".

    Jeudi 4 juin, j'ai vu de ma fenêtre des personnes dormir à même le pavé du parvis de l'église Saint-Bernard. Vendredi 5 juin, j'ai vu un déploiement policier massif autours des migrants à la rue. Très peu de bénévoles et de soutiens étaient sur place, quelques rares journalistes et photographes de presse indépendants étaient là également, aucun politique, grand média ni télévision n'étaient présent. Là j'ai pris mon appareil photo.

    J'ai vu l'expulsion violente des migrants du square Saint-Bernard-Saïd Bouziri par les forces de l'ordre. J'ai vu des migrants, déjà épuisés, trainés en plein soleil, un jour caniculaire, sans eau,  pendant des heures au cours d'une opération policière pour le moins  ubuesque, qui consistait à faire monter de force dans un métro des migrants au milieu des usagers habituels. J'ai vu ces mêmes migrants et quelques soutiens, des militants là depuis le premier jour et qui ne sont pas ceux qui s'afficheront devant les médias les jours suivant, tenter d'investir un gymnase pour avoir un abri. J'ai vu les forces de l'ordre évacuer, toujours avec violence, les migrants, leurs soutiens et même un photographe de presse. J'ai vu aussi naitre une solidarité impressionnante de la part de nombreux anonymes, des riverains pour la plupart, qui ont nourri et soigné des migrants abandonnés de tous (et continuent encore).

    Nous étions samedi 6 juin et aucun média traditionnel ne rendait compte de ce que j'avais vu la veille, si ce n'est de brèves dépêches parlant d'une tentative d'investissement d'un gymnase. Rien sur les violences policières, rien sur l'abandon total de personnes déjà vulnérables par un État démissionnaire, rien.

    C'est pour cela que j'ai créé dans l'urgence le photo-blog "Avec humanité…", il fallait que je dise et surtout que je montre ce à quoi j'avais assisté. L'effet a alors dépassé mes attentes, le site est visité par plus de mille visiteurs uniques en moins de 24 heures après sa création. Plusieurs journalistes se sont mis en contact avec moi et l'information a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Je ne suis pas le seul évidemment, quelques autres se sont activés pour qu'on parle enfin du sort terrible que les pouvoirs publics faisaient subir aux migrants. 

    Ensuite, on connait un peu mieux l'histoire, enfin couverte par la presse : Pajol, le Bois Dormoy, la caserne de Château Landon et actuellement le jardin d'Éole. J'ai continué à montrer ce que je voyais et raconter, enfin, un peu. En effet, le sort des migrants me semblait infiniment plus important à mettre en lumière que de parler des tribulations souvent pathétiques des politiques sur place et dans les dorures de la République, plus soucieux de communication politique que du sort des migrants. Peut-être un jour,  je prendrai le temps de raconter ça aussi.

    Pendant ces jours passés, le témoin que je suis a pu rencontrer et échanger avec un grand nombre de journalistes, d'élus et de politiques de tous bords, de représentants institutionnels, d'associations, de bénévoles, de militants et surtout de "migrants", des femmes, des enfants et essentiellement des hommes, jeunes pour la plupart, dont l'histoire de vie nous obligent à l'humilité. J'ai pu mesurer sur le terrain et en temps réel le décalage entre les réponses politiques (ou leur absence) et la terrible réalité des migrants.

    Maintenant que bon nombre d'associations, de partis politiques, d'organisations syndicales et surtout de médias se sont investis, je reste mobilisé sur la situation des "migrants de la Chapelle" (et des autres), mais ce photo-blog ayant atteint son but, va s'éteindre. Toutefois, il ne va pas disparaitre, pour ne pas oublier le traitement "avec humanité" réservé aux réfugiés politiques à Paris en 2015. Pour ne pas oublier l'intolérable harcèlement que la France a fait et  fait subir à ces migrants, au mépris de toutes les conventions internationales dont elle est signataire. Mais aussi pour éviter à certains la tentation de vouloir réécrire cette histoire.

    Malgré toute l'amertume, la colère et la honte que m'ont inspiré ces évènements, ma modeste satisfaction est d'avoir, avec quelques autres, tenté d'alerter médias, décideurs politiques et "opinion publique" sur le sort des migrants afin que finisse le silence assourdissant qui régnait alors. Mais cette mise en lumière est très loin d'être  suffisante et satisfaisante, et nous devons tous maintenir la pression sur les pouvoirs publics nationaux et européens tant que tous les réfugiés qui arrivent en France ne seront pas accueillis enfin "avec humanité".

     

    Jean-Raphaël Bourge

    Paris, le 14 juin 2015

     


     

     Vous pouvez soutenir les "migrants de la Chapelle" en faisant un don : http://www.gofundme.com/wp4c9k

     

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  • Commentaires

    1
    scribe
    Dimanche 14 Juin 2015 à 16:36

    Bonjour,


    Comme vous, bien que n'ayant pas été témoin des scènes que vous avez vues, je m'indigne du degré "d'humanité" avec lequel nos responsables sont capables de traiter leurs semblables. Aujourd'hui ceux-là, mais demain ? Et si ce pouvait être nous-mêmes, ou nos voisins, ou nos enfants ?


    J'ai très mal à mon humanité.

    2
    hum...
    Dimanche 14 Juin 2015 à 20:30

    La Ville de Paris, sous Delanoé comme sous Hidalgo organise ces expulsions à grands renforts de com'. En 2011, par exemple, ils avaient multiplié descentes de flics, arrestation et BOBARDS humanitaires pour masquer la réalité, à l'encontre de centaines de Tunisiens arrivés à Paris, voir

    « Papiers ! Liberté ! » - Une chronologie de la lutte des Tunisiens sans papiers à Paris

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